L'histoire récente de la réadaptation au Québec nous indique que c'est vers la fin des années 70 que la notion de handicap et que la distribution des services requis aux personnes dites handicapées ont connu d'énormes bouleversements. Auparavant, seule la clientèle d'âge scolaire recevait des interventions plus spécifiques en fonction de sa déficience et la réadaptation était un principe peu développé. L'accent était mis sur la scolarisation. Celle-ci était dispensée dans les institutions spécialisées à cet effet.
À la fin des années 70, le gouvernement a amorcé un mouvement de désinstitutionnalisation, reconnaissant ainsi à la personne handicapée le droit de vivre dans son milieu naturel. En 1978, par sa loi sur la reconnaissance des droits des personnes handicapées, le gouvernement prend des engagements sociaux importants envers ces personnes et leur famille. Durant ces années, la notion de réadaptation est de plus en plus mise de l'avant et elle s'élargit à l'ensemble de la population, distinguant ainsi la scolarisation et la réadaptation.
C'est donc vers la fin des années 70 que les personnes qui présentent une déficience visuelle au Québec sont en droit de fréquenter les mêmes services que l'ensemble de la population pour répondre à tous leurs besoins, que ce soit au niveau de la santé, de l'éducation, du travail ou des loisirs.
Cependant, durant plusieurs années, la réadaptation était offerte sous la forme d'une série de leçons dont le contenu était déterminé à l'avance et à peu près identique pour tous. La personne était momentanément retirée de son milieu de vie pour recevoir cette réadaptation. Par la suite, elle réintégrait son milieu et devait elle-même adapter ses diverses formations à son propre environnement, à ses habitudes de vie. Pour plusieurs, cette réintégration était très ardue. On n'a qu'à penser aux différences importantes qu'il peut y avoir à se déplacer en milieu urbain et en milieu rural pour comprendre combien il n'était pas toujours évident de transposer, dans sa vie de tous les jours, les notions apprises. Il y avait également des difficultés à rétablir les relations avec la famille, les amis qui, eux, étaient exclus du processus de réadaptation.
Au début des années 80, l'Office des personnes handicapées du Québec s'implique activement afin que soit reconnu à la personne handicapée le droit de gérer sa réadaptation en fonction de ses besoins, de ses croyances et de ses valeurs. Il propose d'utiliser le "plan de services" comme outil de travail, favorisant ainsi la participation active de la personne concernée dans la gestion des services requis à son intention.
Depuis ce temps, au Québec, la volonté de permettre à l'individu de jouer un rôle de premier plan dans son processus de réadaptation est de plus en plus présente. C'est une préoccupation autant politique que sociale. Le ministère de la Santé et des Services sociaux, par sa réforme du début des années 90, manifeste clairement cet objectif en légiférant sur le droit de la personne à obtenir des services en utilisant un "plan de services" individualisé.
Parallèlement, l'Organisation mondiale de la santé reconnaît le droit à la différence pour les personnes handicapées. Elle propose une classification internationale des déficiences, des incapacités et des handicaps, que l'on appelle couramment la CIDIH. Actuellement, au Québec, l'ensemble du réseau des affaires sociales s'approprie cette nouvelle philosophie de pensée. Le comité québécois de la CIDIH, pour sa part, nous introduit à une toute nouvelle notion du handicap. Désormais, on ne parle plus de "personnes handicapées" mais bien de "personnes vivant des situations de handicap". Ces situations de handicap sont des perturbations dans la réalisation d'habitudes de vie, résultant, d'une part, d'incapacités causées par la déficience et, d'autre part, d'obstacles découlant de facteurs environnementaux. Ce cadre conceptuel proposé par le comité québécois de la CIDIH nous a amenés à travailler en fonction des habitudes de vie d'une personne.
En effet, pour bien identifier les situations de handicap, il est essentiel que la personne handicapée joue un rôle de premier plan dans tout le processus de réadaptation. Chaque personne a ses propres habitudes de vie; que ce soit face à l'alimentation, aux déplacements, aux loisirs, au travail, à l'implication et aux responsabilités sociales. Les habitudes de vie d'une personne sont réalisées de façon différente en fonction de l'âge, du milieu de vie, enfin, de tout un ensemble de facteurs présentant, à ce niveau, une très grande diversité. C'est en connaissant les habitudes de vie d'une personne qu'on est en mesure de bien comprendre la sévérité d'une situation de handicap.
Ainsi, si une personne présente une déficience visuelle causée par une maladie rétinienne située dans la région maculaire, les incapacités de cette personne peuvent être modérées. Par contre, si son travail consistait à conduire une automobile taxi, sa situation de handicap à ce niveau devient très sévère. Une autre personne peut se retrouver subitement avec une cécité complète et donc présenter des incapacités sévères. Si son travail consistait à être réceptionniste dans une entreprise, la situation de handicap à ce niveau est moins importante, puisque la technologie actuelle nous permet d'adapter de façon intéressante son poste de travail. Cet exemple quelque peu extrême vise à démontrer l'importance de bien connaître les habitudes de vie, si l'on veut faire une bonne analyse de la sévérité des situations de handicap. C'est pourquoi nous jugeons nécessaire de rendre la personne maître d'oeuvre de son processus de réadaptation et de dispenser les interventions dans le milieu de vie de cette personne.
La première étape du processus consiste à bien évaluer les besoins de la personne. En faisant cette évaluation chez la personne, c'est le professionnel qui se déplace, diminuant ainsi l'impression d'une consultation. La personne se sent donc plus rapidement concernée, réalisant que c'est elle qui convoque la rencontre et qui décide de l'endroit et des personnes qu'elle souhaite avoir autour d'elle. Elle s'approprie plus facilement les décisions à prendre par la suite.
À cette étape-ci, le professionnel devient beaucoup plus un accompagnateur, celui qui fournit les informations requises, qui guide la personne dans l'identification de ses besoins et qui la soutient dans la prise en charge de sa réadaptation. Il faut savoir que ce n'est pas toujours évident pour certaines personnes de prendre en charge rapidement leur situation. Plusieurs facteurs expliquent cette difficulté. La déficience visuelle peut apparaître à tous les âges et les causes en sont multiples : la personne peut avoir subi un traumatisme important; elle peut présenter un état de santé physique ou émotif précaire. S'il s'agit, par exemple, d'une personne dépressive et que la perte visuelle a été causée par une tentative de suicide, on comprendra qu'il est ardu pour cette personne de faire une bonne synthèse de ses habitudes de vie et d'identifier les situations de handicap qu'elle rencontre. Ou encore, ce jeune adulte qui s'est retrouvé avec une cécité complète à la suite d'un accident d'automobile et dont le rêve, depuis longtemps, était de devenir médecin. Au moment de l'accident, la plupart de ses activités consistaient à étudier pour réaliser son rêve. Dans une telle situation où nos habitudes de vie les plus importantes sont complètement chamboulées, il est difficile de croire à la réadaptation et d'y participer activement. On a donc besoin d'être accompagné pour vivre ce deuil et arriver peu à peu à définir ses besoins.
De plus, bien que le Québec, en matière de santé et de services sociaux offre des services intéressants, le "réseau" qui les dispense est fort complexe. Il est parfois difficile pour nous-mêmes, les professionnels, qui en faisons partie, de s'y retrouver. Mais pour une personne sans expérience et en état de deuil, il peut être très pénible de naviguer à l'intérieur de nos structures, de comprendre les processus d'admission particuliers aux divers services et d'aller aux renseignements sur l'ensemble des services existants. Tout cela peut devenir un obstacle important, ce qui justifie encore davantage le besoin d'accompagnement.
Identifier les situations de handicap en fonction des habitudes de vie veut également dire respecter les valeurs et les croyances d'une personne. D'où l'importance de bien comprendre sa façon de vivre. Rencontrer la personne dans son milieu de vie nous permet de faire une analyse plus objective de la situation. Par contre, depuis le début des années 60, la population québécoise s'est interrogée sur l'ensemble de ses valeurs, jusque là assez uniformes pour tous. De nos jours, on se retrouve avec divers courants de pensée qui peuvent véhiculer, entre autres, des principes éducatifs très différents d'une famille à une autre. Le Québec a une population multi-ethnique de plus en plus importante, qui apporte ses propres valeurs et ses propres croyances. Il n'est donc pas toujours aisé pour le professionnel de bien comprendre ces valeurs et d'en faire une bonne lecture. L'équipe multidisciplinaire avec laquelle nous travaillons nous permet de partager nos préoccupations à cet égard, de réajuster nos perceptions et d'en faire une analyse plus objective. L'équipe multidisciplinaire est particulièrement aidante à cet effet lorsque nous travaillons auprès de jeunes enfants, car nous devons respecter les principes éducatifs des parents, tout en conservant la responsabilité sociale de nous assurer de la sécurité et du bien-être de l'enfant. Ce n'est pas toujours évident et certaines situations demandent du recul et de la réflexion.
Le comité québécois de la CIDIH nous introduit également à la notion d'obstacles environnementaux. En effet, la personne qui présente une incapacité complète d'accès à l'écrit peut réduire cette incapacité dans sa totalité en apprenant le braille. Si elle se présente à un restaurant et que le menu est imprimé uniquement en noir, c'est pour elle un obstacle. Notre société est ainsi pleine d'obstacles de tous ordres et ce, pour l'ensemble des personnes qui présentent des déficiences.
La notion d'obstacles environnementaux a comme effet de responsabiliser l'ensemble de la société en vue d'une diminution des situations de handicap. Mais travailler à éliminer les obstacles environnementaux n'est pas nécessairement chose facile, car cela demande souvent beaucoup plus que de la bonne volonté... sans parler des considérations budgétaires dans un contexte économique restrictif. Il devient donc nécessaire d'établir des priorités et de faire des choix. Cette responsabilité, relativement nouvelle pour notre société, de tendre à diminuer ces obstacles, nous oblige donc à une profonde réflexion et met en relief l'importance de la compréhension et du respect mutuel. Il n'est pas toujours facile d'admettre qu'une autre personne vit des inconvénients plus importants que les nôtres et d'accepter que la priorité du moment soit favorable à cette personne plutôt qu'à soi-même. Cela exige de la part de tous beaucoup d'écoute et de tolérance.
D'autre part, cette nouvelle responsabilité sociale encourage le partenariat entre les mouvements associatifs, les organismes communautaires et les services gouvernementaux. Au Québec, durant les deux dernières décennies, nous avons valorisé la spécialisation, l'"intervention" professionnelle, au détriment de l'entraide spontanée. Les services spécialisés se sont appropriés l'ensemble de la réadaptation, écartant ainsi, trop souvent, l'apport du milieu naturel. Heureusement, nous avons maintenant réalisé que la réadaptation ne peut réussir que si elle permet l'intégration sociale de la personne : l'approche communautaire en est un fil conducteur essentiel. Par conséquent, on assiste actuellement à un rapprochement entre les organismes communautaires et les services spécialisés.
Par ailleurs, le Québec fait face présentement à une situation économique qui l'oblige à repenser la distribution des services. Le "virage ambulatoire", proposé par le ministère de la Santé et des Services sociaux, oblige l'ensemble de la société à faire le deuil de l'État-Providence des dernières décennies et à s'impliquer elle-même davantage. En ce sens, responsabiliser le milieu naturel d'une personne handicapée dans son processus de réadaptation constitue pour le professionnel une nouvelle forme d'intervention. Tous les jours, nous sommes confrontés à ce nouveau défi, qui est de soutenir l'entourage immédiat de la personne dans la prise en charge de ces responsabilités.
Le fait de travailler directement dans le milieu de vie de la personne nous permet d'impliquer plus facilement ses proches et de les soutenir davantage, tout en nous gardant de ne pas les surcharger, d'être attentifs à leur peine et à leurs inquiétudes et de les rassurer sur leurs propres compétences.
Comment situer le professionnel en réadaptation dans ce nouveau courant de pensée? La nécessité de considérer la personne dans sa globalité rend sa tâche plus complexe et exige des habiletés particulières, ce qui l'oblige à développer une plus grande polyvalence. Prenons pour exemple certains groupes de professionnels qui font habituellement partie de l'équipe multidisciplinaire en déficience visuelle (les optométristes, les spécialistes en orientation et mobilité, les spécialistes en communication, etc.). Tous ont reçu une formation spécialisée qui exige des mises à jour régulières et qui les rend aptes à intervenir face à des situations bien définies. Pourtant, au-delà de leur pratique quotidienne et de leurs interventions spécifiques, on leur demande de faire une analyse objective de tous les facteurs qui interfèrent dans le processus de réadaptation, d'identifier les obstacles, de comprendre et de respecter les valeurs qui sous-tendent les habitudes de vie d'une personne, de tenir compte de sa motivation, d'évaluer l'intensité du deuil vécu et de soutenir la personne et ses proches dans leur cheminement émotif. On exige également une participation active dans une équipe multidisciplinaire, où l'on doit tendre vers une intervention plus généraliste tout en gardant sa propre spécificité et en respectant celle des autres professionnels.
Si on souhaite qu'à long terme cette approche globale évolue positivement, il sera indispensable que les maisons d'enseignement favorisent chez les futurs professionnels une orientation multidisciplinaire de la formation étudiante. Cela constitue un défi d'autant plus grand qu'il est en même temps essentiel de conserver et de développer la spécialisation, laquelle permet d'approfondir la recherche et d'améliorer l'intervention spécifique. Il ne s'agit donc pas de diminuer ou de diluer la formation spécialisée, mais bien d'y ajouter un volet qui permettra une plus grande aisance dans la relation d'aide.
Céline Brien-Fecteau
Agente de réadaptation
Institut Nazareth et Louis-Braille (INLB)
(Québec)