Les Actes du Forum de l'U.M.A. - Juin 1997

Table des matières

LES ATELIERS

Première partie : Vers l'autonomie

III. Alphabétisation
Une réflexion sur l'uniformisation du système braille et sur la coordination de l'information

Même dans nos pays jouissant d'un haut niveau de vie, l'alphabétisation ou la réalphabétisation des aveugles et des malvoyants soulève un certain nombre de défis. Alphabétiser doit en effet être pris dans un sens très large; dans notre conception, il faut entendre non seulement apprendre ou réapprendre à lire, mais également accéder à la culture, à l'éducation permanente, à l'information.

L'absence ou la perte de la vue ou - même sa déficience - élève une série de barrières à cette alphabétisation, barrières qu'il nous appartient de combattre en vue de donner au déficient visuel des chances égales et un potentiel équivalent d'accès aux différentes sources d'information.

Beaucoup de techniques de remplacement ont été envisagées, parmi lesquelles nous ne citerons que les livres sonores, sur disque ou sur cassette. Il s'agit bien sûr d'une technique plus souple, plus rapide et surtout moins coûteuse d'accès à l'information, mais concernant laquelle il faut souligner deux particularités :

Abordons plus en détail les différents défis auxquels nous faisions allusion au début.

I. Uniformisation de l'application du système braille

Si l'écriture braille est effectivement universelle, il existe cependant dans l'application de ce code certaines différences d'usage (souvent pour des détails, il faut le reconnaître) qui peuvent constituer un obstacle parfois majeur à l'accès à la lecture ou à l'écriture, surtout lorsqu'il est question de lire ou de se faire lire un texte par un tiers.

L'uniformisation absolue des règles de ce code en ce qui concerne notre langue est donc un premier objectif. Si cette exigence paraît respectée pour les caractères ordinaires, elle devrait l'être également pour les caractères accentués, les ponctuations, les signes permettant l'intelligibilité et l'interprétation parfaite d'un texte. Avec un minimum de précision et de sens du consensus, il devrait être relativement simple de remplir cet objectif en évitant des évolutions divergentes.

Par contre, l'usage de l'abrégé en français, comme dans d'autres langues d'ailleurs, constitue un autre problème et un autre obstacle à l'uniformisation. Si, dans le passé, l'abrégé était couramment enseigné au sein des établissements d'enseignement spécialisé et donc très souvent utilisé, on constate en Belgique, et je crois, dans d'autres pays, une régression sensible de son usage. Les causes de ce recul sont de plusieurs ordres :

Cette situation constitue un cercle vicieux puisque, si les lecteurs aveugles sont réputés ne plus connaître le système, les organismes transcripteurs évitent de l'utiliser. Là aussi, donc, une uniformisation des variantes propres à nos différents pays et une simplification du système seraient indispensables. Il semble urgent que nos spécialistes s'entendent à ce propos. En effet, cette régression rend une partie du patrimoine culturel disponible en bibliothèque ou sous forme de revues inutilisables par bon nombre de lecteurs, bien souvent parmi les plus jeunes. De plus, compte tenu du volume et du coût de la transcription en braille, l'abrégé demeure un outil particulièrement valable.

Une première conclusion de cette réflexion serait donc l'urgence d'uniformiser jusque dans nos différents détails, l'application du système braille dans nos différents pays tant en intégral qu'en abrégé. Gardons- nous cependant d'être tatillons : un minimum de sens pratique, de volonté d'aboutir et d'intelligence du texte devraient nous permettre d'atteindre rapidement une solution.

II. Les bibliothèques

Dans l'optique de l'alphabétisation, et donc de l'accès à la culture, les bibliothèques de livres en braille et, par extension, de livres en grands caractères, constituent un très précieux trésor, parfois enfoui trop profondément. Aussi faut-il souligner que pour les déficients visuels, la bibliothèque où ils peuvent trouver des ouvrages à emprunter paraît beaucoup plus nécessaire que pour les voyants. Le volume d'un livre braille, le coût de sa transcription, son caractère de rareté (surtout en comparaison avec la masse d'ouvrages disponibles en noir) rendent en effet la constitution d'une bibliothèque personnelle quasiment impossible. Le trésor doit être :

a) La recherche d'une qualité maximale, tant en ce qui concerne le relief que la présentation du texte, a été rendue possible grâce aux techniques modernes de transcription et doit demeurer prépondérante. En effet, dans le passé, trop souvent prévalait la philosophie qui consistait à penser ou à dire "mieux vaut disposer d'un texte mal présenté que de rien du tout". Toutefois, nos bibliothèques recèlent toutes des richesses infinies qu'il importe de garder en état et d'entretenir afin qu'elles restent utilisables.

b) Gérer le trésor afin de lui permettre de fructifier, exige avant tout de rester à la page. En effet, si les valeurs de base doivent être préservées, il faut que les différentes catégories de lecteurs puissent trouver au sein de nos bibliothèques une sélection satisfaisante d'ouvrages : les livres qui caractérisent l'époque, les livres "dont on parle", c'est-à-dire, tout ce qui représente la mise à jour de notre culture. Ce critère, mis en regard des exigences économiques de la plupart de nos organismes, est particulièrement difficile à respecter. Il exige une sélection qui, malgré une série de facteurs objectifs, comporte néanmoins toujours un aspect subjectif. Nous ne disposerons jamais en braille que d'une proportion infime de l'édition en noir. Encore faut-il que cette petite proportion soit représentative et de nature à répondre à la demande dans un nombre suffisant de créneaux...

Une première solution à ce problème de choix serait donc de favoriser une coordination beaucoup plus large des bibliothèques sur un plan local, régional ou national. Nous sommes contraints, dans le contexte actuel, de nous entendre et de travailler ensemble. Mais voilà bien un langage qui paraît difficile à mettre en application, en particulier face à l'individualisme latin et à la politique de clocher de certains. Il est parfois bien plus facile de travailler pour sa chapelle et d'ignorer ce que fait le voisin. Je pourrais à ce titre prendre l'exemple de ce qui se passe dans notre petite Belgique francophone, où il existe deux bibliothèques braille importantes et où toute coordination et toute collaboration semblent bien ardues. Que dire alors des pays plus lointains! Mais nous y reviendrons. Il est clair, pourtant, que, si l'on parvenait à mieux coordonner le choix des livres transcrits et mis en rayons, si l'on visait à une meilleure répartition du travail en se spécialisant, par exemple, par secteur tout en maintenant, bien sûr, les potentiels existants, le lecteur bien informé ne pourrait y trouver que des avantages.

c) Mais encore faut-il que le trésor soit rendu accessible à un maximum de personnes. Deux critères doivent être respectés dans cette optique :

Nous sommes donc parvenus à une deuxième conclusion : afin de préserver le trésor de nos bibliothèques et surtout de le faire fructifier, il nous faut prôner une meilleure coordination du travail et une meilleure distribution de l'information.

III. Sur le plan international

À l'époque de la médiatisation des événements "en temps réel", à l'époque où on cherche à gérer les "autoroutes de l'information", il va de soi que la coordination que nous souhaitons sur le plan régional devienne également réalité sur le plan international.

La transmission d'informations entre les bibliothèques de nos différents pays, soit sous forme de catalogues imprimés, soit sur disquette ou soit, dans un avenir très proche, à travers des réseaux internationaux d'information (par exemple, Internet) n'est plus du domaine du rêve. Il importe que ce soit pour nous un objectif prioritaire.

Pour autant que les conditions d'accessibilité soient améliorées pour tous et que l'information soit correctement distribuée, il devient possible pour les lecteurs de chaque pays de faire appel à la bibliothèque de son choix, même lointaine, puisque nous avons la chance de parler et de lire la même langue. En unissant nos forces, nous pourrions accroître sensiblement le fonds documentaire disponible pour nos lecteurs. Les moyens techniques dont nous pouvons disposer aujourd'hui, et dont nous mesurons encore difficilement les possibilités, rendent cet objectif accessible.

Tout en conservant nos spécificités qui sont notre richesse, nous pourrions également tendre à une meilleure mise en commun des outils d'éducation populaire dont nous disposons. À titre d'exemple, l'agence belge de prévention SIDA vient de demander au centre d'édition et de production braille de L'ONA de publier une plaquette intitulée L'amour au temps du SIDA. Cette plaquette contiendra une série d'indications générales, valables pour tous, ainsi que des informations plus spécifiquement belges, telles que les adresses de référence dans notre pays. La mise en commun de tels renseignements serait profitable à tous. Encore faut-il créer le canal d'information qui convient.

Une troisième conclusion s'impose donc : l'individualisation de la production et de l'information entraîne une énorme perte de temps et d'énergie. Il est indispensable de centraliser davantage cette information et d'apprendre à travailler ensemble.

IV. Collaboration avec les éditeurs

À la lumière de l'expérience belge, il existe peu de collaboration avec le monde de l'édition. J'ignore si nos collègues des autres pays en sont plus loin sur cette voie. Une fois encore, les évolutions technologiques plaident pour une plus large collaboration : transmission par disquette, transmission par réseau, scannage, etc. Le principal frein à de telles relations réside probablement dans les différentes approches des législations en vigueur en matière de droits d'auteur. Il semble que dans certains pays, il soit usuel de demander l'autorisation de l'éditeur de l'ouvrage en noir avant d'en effectuer la transcription en braille. En Belgique par contre, nous nous appuyons plutôt sur un accord tacite, basé sur le principe qu'en transcrivant en braille, nous ne modifions en rien le marché potentiel de l'ouvrage en noir. Dans certains cas cependant, nous avons demandé et obtenu l'accord de l'éditeur. Il serait donc souhaitable de pouvoir s'appuyer sur une situation plus claire. Une vaste négociation au niveau de la communauté des pays francophones pourrait donc être envisagée.

Notre quatrième conclusion consisterait donc à demander la mise en place d'un système cohérent en matière de droits d'auteurs au sein des pays francophones.

Tant que nous en sommes à parler de maisons d'édition, j'aimerais un instant élargir le débat au niveau des ouvrages en grands caractères. Nous avons souligné en début d'exposé, l'énorme satisfaction de lire par soi-même, plaisir qui concerne aussi les malvoyants. La demande de livres en grands caractères, respectant certains critères (qualité du papier et uniformisation du caractère) est donc énorme. Elle englobe en effet les usagers, qualifiés comme déficients visuels mais aussi les personnes âgées dont la vue baisse. Cependant dans notre pays francophone, l'offre de tels livres est largement insuffisante. Nos confrères des pays anglo-saxons sont de loin mieux lotis. Nous voudrions donc profiter de cette audience pour lancer un appel aux éditeurs afin qu'ils envisagent d'urgence la publication de nouvelles collections.

En terminant, je voudrais attirer votre attention sur les quelques résolutions qui pourraient alimenter notre réflexion dans l'avenir :

  1. Nous nous engageons à entreprendre tout ce qui est en notre pouvoir pour favoriser l'uniformisation de l'application du système braille tant en intégral qu'en abrégé.
  2. Afin d'élargir le choix d'ouvrages mis à disposition de toutes les catégories de lecteurs, nous favoriserons toutes les mesures, visant à une meilleure coordination et à une collaboration de nos bibliothèques, sur le plan régional et national.
  3. Sur le plan international, nous mettrons tout en oeuvre pour centraliser l'information disponible au niveau des bibliothèques et mettre à profit les technologies modernes.
  4. Nous envisagerons dès que possible de collaborer avec les maisons d'édition et avec les pouvoirs publics afin de mettre sur pied une réglementation cohérente en matière de droits d'auteurs.

Ces différentes résolutions devraient être de nature à stimuler l'alphabétisation des non et malvoyants, à favoriser l'apprentissage ou le réapprentissage de la lecture et de l'écriture, en dépit d'un déficit grave ou de l'absence de la vue.

Jean-Pierre Lhoest
Président
Œuvre nationale des aveugles (ONA)
(Belgique)


Découlant également de cet atelier