Parler de "prévention des incapacités" dans le monde demande beaucoup d'humilité, surtout si l'on considère le nombre de cas de déficience qui devraient d'abord être éliminés par la prévention et/ou le traitement médical (on évalue qu'au moins la moitié des cas de cécité dans le monde pourraient être évités). Il nous faut pourtant exploiter au maximum cette thématique des incapacités car, malgré une intervention médicale précoce à la fine pointe de la technologie, la déficience peut laisser des séquelles significatives et persistantes pouvant compromettre le développement et le fonctionnement autonome de la personne dans les dimensions de sa vie.
Par ailleurs, même si d'importants changements et progrès ont eu cours durant les dernières décennies, tant dans nos manières de penser et d'agir que dans la mise sur pied de programmes de réadaptation, la problématique de la "prévention des incapacités" nous plonge dans un univers vaste, encore peu circonscrit. Ce fut, du moins, mon premier constat lors d'une revue de la littérature existante; aucun document ou article ne traitait spécifiquement de cette thématique. Une trentaine d'ouvrages différents ont dû ainsi être consultés afin de réunir un certain nombre d'idées susceptibles d'enrichir notre réflexion, en plus, bien sûr, d'éléments tirés de ma propre expérience professionnelle de plusieurs années auprès des personnes ayant une déficience visuelle.
Un premier volet fondamental de la prévention des incapacités est l'intervention précoce. En effet, l'intervention précoce auprès des enfants de 0 à 5 ans est déjà une démarche reconnue et engagée depuis plusieurs années dans bon nombre de pays. Elle vise à répondre le plus tôt possible, sans délai, à l'ensemble des besoins de l'enfant et de sa famille. Elle part du constat qui nous confirme l'importance des premières années de la vie dans le développement des capacités et de la personnalité de l'individu. Cette intervention précoce sera d'autant plus capitale auprès de l'enfant déficient visuel qu'on connaît l'importance du sens de la vue dans le développement et la réalisation des activités de tous les jours. Sr Theresa Abang du Nigéria dira même qu'il est le moteur le plus important du processus "d'attachement humain" durant la première année de vie.
Depuis peu, des chercheurs québécois se préoccupent de l'intervention psycho-sociale du médecin ou du personnel infirmier auprès des parents, dès l'annonce du diagnostic de déficience de l'enfant. De nouvelles actions sont également entreprises, davantage auprès de la famille élargie et de la collectivité qu'auprès de l'enfant lui-même ou du parent immédiat. Cette démarche aurait, selon les chercheurs, des effets positifs indirects sur le développement de l'enfant.
Notons en parallèle l'expérience d'autres pays, qui associent, par exemple, des parents bénévoles au soutien et à l'accompagnement de leurs pairs dans le besoin, expérience qui s'est révélée, elle aussi, très significative. Quant à la formation de professionnels ou de bénévoles, un pays comme l'Indonésie a trouvé efficace de mettre en place un programme-modèle dans une localité donnée, laquelle devient le centre de formation d'où l'on repart ensuite appliquer, chacun dans sa région respective, un programme similaire. À l'opposé de programmes institutionnels longs et sophistiqués, cette formule permet l'évolution progressive des services dans la communauté.
D'autre part, l'intervention précoce peut et doit s'étendre aux personnes de tous âges. Chez l'enfant ou l'adolescent, elle fait partie de chaque étape du développement, selon le besoin. Cette démarche d'intervention séquentielle peut également être bénéfique auprès de la personne ayant une maladie oculaire évolutive, comme le glaucome et la rétinite pigmentaire. Elle permet de réduire les incapacités qui apparaissent à un moment donné à la suite d'une baisse de vision, et elle maximise les capacités et le potentiel d'autonomie sociale à chaque stade d'évolution de la maladie. Elle réduit probablement la gravité des incapacités engendrées ultérieurement par la cécité.
L'intervention précoce est aussi recommandée auprès de la personne adulte ayant une déficience visuelle acquise. Cette intervention viendrait atténuer les impacts psychologiques reliés à la perte, au deuil et aux symptômes de dépression ou de détresse pouvant survenir après la perte de la vue. Un ajustement émotif et psychologique s'impose souvent; s'il est retardé, il peut conduire à l'inactivité, à une faible estime de soi, avec toutes les réactions qui s'y rattachent. L'immobilité peut même entraîner une détérioration physique, par exemple chez la personne diabétique. Chez la personne âgée, on avance même que tout délai au début de la démarche d'adaptation/réadaptation peut avoir des effets néfastes sur les possibilités d'atteindre un niveau optimal d'autonomie fonctionnelle, compte tenu de la dégradation générale déjà présente dans la situation bio-psycho-sociale de la personne âgée. En contrepartie, le potentiel de récupération doit être évalué à sa juste valeur et rapidement mis à contribution.
Dans le but de confirmer si, effectivement, l'on pratique l'intervention précoce en adaptation/réadaptation à l'intérieur de notre régime de soins de santé et de services sociaux au Québec, j'ai consulté les documents de réflexion et d'orientation du ministère en cause et ceux de l'Office des personnes handicapées du Québec. Deux éléments en ressortent assez clairement : premièrement, le manque de coordination entre le réseau médical et celui de la réadaptation, à la suite d'un diagnostic de déficience; deuxièmement, le manque d'humanisation et d'information au moment d'annoncer un diagnostic de déficience visuelle.
La politique ministérielle québécoise vise, tout d'abord, à assurer un continuum dans les services. Ceci veut dire, entre autre, que le processus de référence et d'orientation vers les services de réadaptation doit être amorcé par les premiers professionnels consultés : les médecins, les ophtalmologistes, les optométristes, le personnel infirmier, etc.
Une fois le diagnostic posé, il faut référer rapidement et efficacement la personne auprès des services d'adaptation/réadaptation. En effet, cette phase conjointe du diagnostic médical et du traitement rééducatif constitue la première étape vers l'intégration sociale, dont elle amorce le processus. Elle permet d'évaluer la nature, la gravité et le degré de persistance des incapacités et leurs impacts prévisibles sur les différents aspects de la vie quotidienne de l'individu. Elle se poursuivra plus loin et permettra de prévoir si les incapacités, conjuguées à certains facteurs environnementaux sont susceptibles d'entraîner des difficultés dans l'accomplissement des rôles sociaux de la personne. Au fait, dès le début de la démarche d'adaptation/réadaptation, des actions doivent être mises en oeuvre en rapport au milieu de vie de la personne, dans lequel les préjugés et l'ignorance ont été identifiés comme étant les principaux aspects problématiques de réinsertion.
Ceci nous amène au deuxième volet déterminant de la prévention des incapacités : l'information. Par exemple, l'information fournie à la personne et à ses proches lors de l'annonce du diagnostic de déficience visuelle dirigera celle-ci vers d'autres ressources appropriées susceptibles de l'aider. Il m'arrive de frémir quand j'entends une personne âgée avouer, après plusieurs mois d'isolement, qu'elle avait eu l'impression que tout était fini depuis le moment où l'ophtalmologiste lui avait annoncé en ces termes une déficience visuelle permanente : "On ne peut plus rien faire". Encore aujourd'hui, cette situation n'est pas rare. Ce qui signifie qu'à l'absence du processus de référence et d'orientation s'ajoute un manque d'information générale sur l'ensemble des ressources susceptibles d'aider la personne (existence d'un centre de réadaptation ou d'organismes communautaires d'entraide et de soutien). À l'ère miraculeuse de l'Internet, il ne faudrait pas oublier certains mécanismes élémentaires de communication humaine : prendre le temps de parler, d'échanger, de discuter de ses limites, d'anticiper les possibilités futures. Un retour à une approche globale et sociale dans les services de santé semble favoriser un courant nouveau, pluridisciplinaire, qui réduira je l'espère, fossés et cloisonnements entre les professionnels, pour le plus grand épanouissement de chaque individu.
Ce volet de l'information englobe également l'éducation auprès du grand public, la sensibilisation et l'outillage des milieux naturels, si déterminants pour la qualité de l'intégration des personnes handicapées visuelles, ainsi que la formation professionnelle "sur le terrain" qui permettra de mieux intégrer le processus d'intervention aux réalités concrètes vécues par chaque individu.
Il est essentiel de véhiculer l'information. Un forum comme celui-ci nous offre l'occasion d'appréhender de nouvelles idées, d'en discuter et de placer dans une perspective nouvelle, plus universelle, les priorités de chacun.
Avant de compléter cet exposé, j'aimerais confronter la question de la prévention des déficiences et des incapacités aux facteurs de risque et aux obstacles également présents dans l'environnement des personnes. En fait, notre action médicale et rééducative m'apparaît insuffisante, voire, inadaptée, dans la mesure où l'objectif visé n'est plus seulement de guérir ou de prévenir, mais de favoriser la participation de la personne à la vie collective, en la réadaptant socialement et professionnellement. Ainsi, en plus de prévenir déficience et incapacités, il faut maintenant réduire le plus possible la prévalence des situations handicapantes, en agissant sur l'environnement physique, social, économique et culturel de la personne.
À titre d'exemple, ayant constaté l'échec des mesures d'intégration au travail, il faut continuer d'agir auprès du gouvernement et des employeurs. Devant certaines grandes résistances encore présentes par rapport à l'intégration scolaire, il faut poursuivre la sensibilisation au niveau des directeurs d'école. Dans cette grande offensive de prévention, beaucoup d'acteurs sociaux sont concernés. Le défi est d'autant plus grand que nos sociétés actuelles sont animées par des valeurs de compétitivité, de productivité et d'excellence. Et il le demeurera encore longtemps, compte tenu du fait que, au plan mondial, la lutte des aveugles est une lutte minoritaire par rapport à l'ensemble des personnes ayant des incapacités.
Julie-Anne Couturier
Chef de programme en réadaptation
Institut Nazareth et Louis-Braille
(Québec)